par Mounir Bouchenaki
Sous-Directeur général pour la culture
UNESCO, Paris

Le Président de l'ICOMOS ne pouvait imaginer, en me demandant de rédiger une introduction à l'ouvrage sur le patrimoine en péril, à quel point ce sujet allait être au cœur de l'actualité en cette première moitié de l'année 2003. Il est vrai que toute la décennie qui vient de s'écouler a été marquée par des atteintes impardonnables au patrimoine culturel et c'est justement pour répondre à la destruction volontaire et délibérée des Bouddhas de Bâmyân (Afghanistan) que le Directeur général avait accepté, à la demande de l'Egypte, de soumettre à la décision du Conseil Exécutif de l'UNESCO le principe d'une Année du Patrimoine Culturel. Cette proposition a non seulement été approuvée par cet organe directeur de l'UNESCO, mais également par l'Assemblée générale des Nations-Unies en novembre 2001.

L'Année 2002, proclamée Année des Nations-Unies pour le patrimoine, on pouvait penser que sa mise en œuvre allait constituer un véritable levier pour une prise de conscience de l'importance du patrimoine culturel aussi bien en temps de paix que lors des conflits.

Dans une allocution adressée au groupe d'experts en droit musulman réunis à Qatar le 31 décembre 2001 pour discuter de la position de l'Islam concernant le patrimoine culturel, M. Koïchiro Matsuura avait déclaré:
"De l'incendie de Troie par les Achéens à la mise à sac de Bagdad par les Mongols ou, plus récemment, de la démolition du pont ottoman de Mostar à la désintégration à l'explosif des statues de Bâmiyân, nombreux sont les exemples de destruction du patrimoine culturel, qui constituent autant de taches dans l'histoire de l'humanité. Ces méfaits ont entraîné la disparition d'œuvres d'art inestimables, qui formaient le legs même que se transmettaient les hommes à travers les âges. L'Islam lui-même a payé un lourd tribut pendant cette longue série d'actes de vandalisme. Aussi, comment ne pas être consternés lorsque, au nom d'une interprétation particulière de la foi islamique, des groupes armés détruisent les vestiges matériels de cultures qui avaient contribué naguère à l'émergence de leur propre civilisation ? Veut-on ainsi étouffer le dialogue entre les civilisations, qu'il s'agisse du dialogue entre les différentes cultures d'aujourd'hui ou entre le passé et le présent ?"

La déclaration de Qatar issue de cette réunion et rédigée par les plus éminents experts du droit musulman a permis de réfuter les arguments fallacieux présentés par le régime des Talibans et de démontrer, preuves à l'appui, que si nous pouvons admirer tant de vestiges archéologiques dans tous les pays musulmans, c'est bien parce que l'Islam n'a jamais incité à la destruction des œuvres du passé qui sont considérées comme des éléments de connaissance et de référence.

Hélas, les actes barbares commis contre des biens culturels au cours de nombreux conflits qui ont eu lieu à la fin des années 80 et au début des années 90 ont mis en évidence certaines limites dans la mise en œuvre de la Convention de La Haye de 1954, concernant la protection des biens culturels en cas de conflits armés. Un processus de réexamen de la Convention a été opéré dès 1991 en vue d'élaborer un nouvel accord qui tiendrait compte de l'expérience des récents conflits ainsi que du développement du droit international humanitaire et du droit de la protection des biens culturels depuis 1954. A l'issue de cette étude, un deuxième Protocole de Convention de La Haye a été adopté lors de la Conférence diplomatique, qui s'est déroulée à la Haye en mars 1999. A ce jour le deuxième Protocole n'est pas encore entré en vigueur, mais dix Etats ont déposé leurs instruments de ratification ou d'adhésion, alors que 102 Etats sont parties, à ce jour, à la Convention de 1954.

Que fait l'UNESCO?

Lorsque le Secrétariat de l'UNESCO reçoit des informations sur l'imminence d'un conflit ou sur la destruction de biens culturels durant les hostilités, il entre immédiatement en contact avec les parties au conflit, leur rappelle l'obligation de respecter et de protéger les biens culturels et, si la demande lui en est faite, fournit une assistance technique et envoie des missions d'experts. En outre, afin de faire plus largement connaître les dispositions de la Convention, l'UNESCO organise des réunions d'experts, des séminaires, des stages de formation à l'intention de groupe-cibles particuliers (parlementaires, militaires, policiers, juristes, spécialistes de la conservation, etc.) et publie des ouvrages.

L'UNESCO ne travaille pas seule dans ce domaine. Elle coopère étroitement avec l'Organisation des Nations Unies et d'autres organisations intergouvernementales, telles que le Conseil de l'Europe, le Centre international d'études pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICCROM), la Croix-Rouge, le Conseil international des musées (ICOM) et le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS).

Ainsi, en plus des menaces qui pèsent quotidiennement sur le patrimoine culturel et sont largement illustrées dans cet ouvrage de l'ICOMOS dont la diffusion doit être aussi large que possible, on remarque aujourd'hui cette tendance à la destruction du patrimoine devenu cible et enjeu crucial dans les conflits.

La destruction du patrimoine culturel irakien

Au cours du mois d'avril 2003, et grâce à la transmission presque en direct de la guerre en Irak, nous avons été plusieurs centaines de millions de téléspectateurs à assister, impuissants, à la destruction et au pillage des institutions culturelles irakiennes et en particulier au vol de collections archéologiques au Musée National de Bagdad.

Le monde entier a crié au scandale, mais les pillards ont continué leur œuvre, à l'abri des caméras, sur les grands sites archéologiques de ce pays au patrimoine millénaire.

La première mission de l'UNESCO en Irak, après la fin des hostilités, a pu constater, entre le 16 et le 20 mai 2003, l'étendue du désastre que l'on a qualifié à juste titre de "catastrophe culturelle". Que ce soit au Musée national de Bagdad, au Centre régional pour la conservation des biens culturels, à la Bibliothèque nationale et aux Archives ou encore dans les monuments historiques comme à Bayt Al Hikma ou au Palais Abbaside, la fureur du pillage et du vandalisme est incommensurable. C'est devant ce type de situations que nous sommes tous interpellés. Que peuvent faire l'UNESCO, l'ICOMOS, l'ICOM, les "Boucliers Bleus" ou toute autre institution ayant pour mission de sauvegarder le patrimoine culturel? Sommes-nous totalement impuissants ou devons-nous encore faire preuve d'imagination et d'audace pour faire en sorte qu'à côté des vies humaines brutalement sacrifiées, cette richesse inestimable qu'est le patrimoine culturel ne soit plus elle aussi la victime innocente de tout futur conflit?

Avant même le début du conflit en Iraq, l’UNESCO avait lancé des cris d’alerte et préparé, avec ses partenaires, ICOMOS, Interpol, ICOM, l’Organisation mondiale des douanes et les représentants du marché international de l’art, ainsi qu’avec les autorités nationales de ses Etats membres limitrophes de l’Irak, une vaste campagne pour prévenir le trafic illicite des œuvres d’art. Dès le 4 avril, précédant la fin du conflit, le Directeur général de l’UNESCO, M. Koichiro Matsuura, déplorait les pertes en vies humaines mais annonçait aussi que l’UNESCO était déjà prête à assumer les responsabilités assignées par son mandat le moment venu. Grâce à cette préparation préalable, l’Organisation put organiser, dès le 17 avril, une réunion d’échange d’informations et de coordination, avec les meilleurs experts mondiaux de l’Irak, qui allait être poursuivie (poursuivi) au British Museum le 29 avril et aboutir à la mise au point d’un projet commun avec Interpol pour s’opposer, par tous les moyens, à la disparition de ces œuvres d’art uniques.

Malgré des conditions extrêmement difficiles, j’ai pu moi-même conduire deux missions sur place, accompagné des chefs de missions archéologiques en Irak et des meilleurs spécialistes des musées et des bibliothèques, l’une à la mi-avril et l’autre à la fin du mois de juin. Ainsi, ont pu être rassemblées toutes les informations nécessaires pour prendre les mesures de sauvegarde d’urgence qui s’imposaient et assurer, autant que possible, dans un pays où règnent encore de grands troubles civils, la sécurité des musées et des sites. Une troisième réunion, visant à mettre au point un premier projet opérationnel pour le musée de Bagdad, a pris place à Tokyo au mois d’août.

Les efforts de l’UNESCO ont été soutenus, et devront continuer à l’être dans l’avenir, par tous ses partenaires, au 1er rang desquels figure l’ICOMOS. Je voudrais, à cet égard, exprimer en mon nom et en celui de l’UNESCO, tous nos remerciements à Michael Petzet, Président de l’ICOMOS, pour les efforts de son organisation mais aussi, et surtout, pour son engagement et son dévouement personnels qui nous ont permis de progresser substantivement dans nos missions en Afghanistan. Par sa participation en tant que membre du Comité international de coordination pour la sauvegarde du patrimoine culturel de ce pays, dont la première session plénière s’est tenue du 16 au 18 juin derniers, mais aussi par les efforts qu’il a déployés à l’aide des généreuses contributions du gouvernement de l’Allemagne, le site majeur de Bâmiyân va pouvoir être sauvegardé. Nul doute que sa compétence et celle de nos collègues de l’ICOMOS nous seront également indispensables pour la nouvelle tâche qui s’ouvre devant nous : la sauvegarde de l’inestimable patrimoine culturel de l’Irak.

Le Patrimoine comme vecteur de dialogue

Cible des destructions pour sa valeur symbolique et identitaire, le patrimoine doit devenir un instrument de rapprochement et de réconciliation des parties en conflit, un point de départ de reprise du dialogue et de construction d'un futur partagé.

L'expérience de l'UNESCO s'appuie aujourd'hui sur des exemples significatifs. Le programme de sauvegarde et de développement du site d'Angkor, premier d'entre eux, a témoigné de l'importance d'un site du patrimoine, emblème d'une nation pour le renforcement de la cohésion sociale, la récupération de l'identité culturelle du peuple khmer et le développement économique du pays sur la base du tourisme culturel et de débouchés pour les populations locales.

En Bosnie-Herzégovine, la stratégie de l'UNESCO a été concentrée sur la réappropriation par les communautés ethniques alors en conflit d'un patrimoine commun car représentatif, à un moment ou à un autre de son histoire, de chacune d'elles. Symbole du patrimoine musulman bosniaque et des liens entre les communautés musulmane et croate, le Vieux Pont de Mostar, détruit en 1993 par les extrémistes, est en reconstruction grâce au soutien et à l'aide internationale.

Parallèlement aux négociations en cours sous les auspices du Secrétaire général des Nations Unies, l'UNESCO a entrepris la rénovation de deux complexes religieux, destinations de pèlerinages pour les communautés grecque orthodoxe et musulmane à Chypre. A la suite d'accords signés avec les représentants de la communauté grecque chypriote et turque chypriote, chaque confession peut désormais entreprendre trois pèlerinages par an vers leurs sites respectifs. Enfin, La restauration des tombes de Kokuryo à travers un programme conjoint entre la République populaire démocratique de Corée et la République de Corée marque un effort considérable de reconstruction de l'entente et de la confiance en Péninsule de Corée.

Mounir Bouchenaki
Sous-Directeur général pour la culture
UNESCO, Paris